Mélancolies monumentales

Tête à tête, Gigondas, Vaucluse.
2 avril – 31 décembre 2014

Au moins depuis Swift, on sait que les géants les plus placides suscitent l’inquiétude et que, s’ils aspirent à se libérer des ligatures par lesquelles les Lilliputiens les retiennent allongés au sol, une fois libérés de leurs entraves, dès lors qu’ils se redressent, ils sont envahis par le « sentiment de tristesse » qu’a confié Gulliver. Il y a beaucoup de cette mélancolie dans les mannequins de bois, les géants de résine, le bestiaire hybride qui peuplent l’œuvre sculpté de Cyrille André.

Couchés sur le flanc, assis ou plantés debout, foudroyés ou assoupis, prostrés ou abandonnés, parfois tendus, poings serrés ou bras croisés, les jambes fichées dans le sol, et tous muscles bandés, ces êtres monumentaux semblent toujours absents à leur propre présence physique et comme inconscients de leur puissance. Leurs visages à peine ébauchés, leurs anatomies imprécises et grossièrement équarries, leurs silhouettes estompées par des vêtements informes, leurs postures forcées pourraient rendre ces personnages, aux gestes comptés, définitivement prisonniers d’eux-mêmes. Tous paraissent captifs de leur condition qui est la nôtre, tissée de déshumanisation, de violence et de solitude. Car ce sont bien ces états de la société contemporaine que Cyrille André explore dans son œuvre, entre lassitude, désenchantement et résignation. Mais la suggestion des traits, la simplification des masses, les corps asexués, le vague des parentés troubles entre l’homme et l’animal interdisent l’académisme autant que le réalisme.

Dans les échos expressionnistes de Kirchner, Baselitz, Thomas Schütte ou Berlinde de Bruyckere, les écorchés en bois de Cyrille André sont produits en taille directe, avant d’être assemblés par des tirefonds qui leur tiennent lieu d’articulations. La virtuosité du sculpteur ne se livre pas au premier abord, dissimulée par la force de la sérénité et la densité des matériaux. Selon des effets frustes, les corps grossièrement épannelés et leur épiderme portent la trace des nœuds et des veines, des gerces de dessiccation, des cercles concentriques de la grume, du passage de la chaîne de la tronçonneuse entre l’écorce et l’aubier. Ces gigantesques pantins, aux extrémités prises dans des cubes de métal ou fondues dans l’aluminium, sont rapiécés, parfois gainés de feuilles de plomb cabossées et couturées de clous. Une vie sourde anime ces personnages que tout apparente nettement à des statues sur lesquelles viennent parfois percher des corbeaux. L’un et son autre, annonce le titre d’une pièce où deux géants se font face, dans une sorte de duel d’où ne sortent qu’un effet de miroir et des ombres projetées. Se dessinent ainsi un régime de l’anonymat et un territoire de l’incertitude, en lesquels chacun est appelé à se reconnaître, malgré le changement d’échelles qu’impose l’artiste par sa conception de la sculpture monumentale.

Les attitudes dénotant des efforts extrêmes, le jeu assumé des métamorphoses, les titres des œuvres évoquant l’origine, l’évolution (peut-être au sens darwinien), la migration ou la renaissance, marquent l’indécision et la transition qui caractérisent ces êtres soucieux de s’arracher à leur condition – celle de « l’animalité originelle » qu’interroge le sculpteur. Dans l’œuvre de Cyrille André, on guette, on veille, on rôde, on attend… souvent seul, parfois en bande et même en meute. Mais toujours on paraît scruter ses peurs, ses désirs et ses songes. Dans les « conférences » muettes qu’agence l’artiste entre ses protagonistes, les spectateurs sont confrontés à la disproportion du semblable, atermoyant entre la distance et la promiscuité dont le heurt concourt à reconfigurer l’espace. Swift avait donc raison de placer ces mots dans la bouche de Gulliver : « rien n’est ni grand ni petit que par comparaison ».

Bertrand Tillier
Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bourgogne

Monumental Melancholy

Ever since Swift, at least, we know that the most peaceful giants are worrisome and that, even though they aspire to free themselves from the ropes by which Lilliputians are holding them stretched out on the ground, once released from their bonds, as soon as they stand up, they are overcome by a “feeling of sadness,” as Gulliver confided. There is much of that melancholy in the wooden models, the resin giants, the hybrid bestiary populating the sculpted works of Cyrille André.

Lying on their sides, seated or standing erect, struck down or sleeping, prostrate or abandoned, sometimes tense, fists balled or arms crossed, knees stuck to the ground, and all their muscles taut, these monumental beings always seem absent from their own physical presence and unaware of their power. Their faces barely roughed out, their anatomies imprecise and only very vaguely squared off, their silhouettes softened by shapeless clothing, their forced postures could render these persons, with their deliberate poses, ultimate prisoners of themselves. All of them appear to be captives of their condition, which is our own condition, woven through by dehumanisation, violence and solitude. Because it is indeed these states of contemporary society that Cyrille André is exploring in his work, between weariness, disenchantment and resignation. But the suggestion of their features, their simplified bulk, their asexual bodies, the wave of troubled similarities between man and animal, prohibit both academism and realism.

In expressionistic echoes of Kirchner, Baselitz, Thomas Schütte and Berlinde de Bruyckere, Cyrille André’s wooden cut-aways are products directly carved, before being assembled by the lag bolts that serve as joints. The sculptor’s virtuosity is not apparent at first glance, hidden as it is by the strength of serenity and density of the materials. With their crude, unpolished effects, their roughly prepared bodies and their outer layer bear the traces of knots and veins, cracks from drying, the concentric circles of the original log, of the passage of the chainsaw between the bark and the sapwood. These gigantic puppets, with their extremities contained in metal or cast-aluminium cubes, are patched, sometimes covered with sheets of battered lead and scarred by nails. A mute life animates these personages, which all clearly appear like statues on which crows sometimes come to perch. L’un et son autre [The one and its other], announces the title of one piece, in which two giants face each other, in a sort of duel from which only the effect of mirrors and projected shadows emerges. Thus is drawn a structure of anonymity and a territory of uncertainty, in which each person is challenged to recognize himself, despite the change in scales that the artist imposes through his design of the monumental sculpture.

Their positions denote extreme efforts, the assumed play of metamorphoses, and the titles of the works evoke origin, evolution (perhaps in the Darwinian sense), migration or rebirth, marking the indecision and transition that characterise these beings seeking to tear themselves from their condition — that of “the original animal-ness,” which the sculptor is questioning. In Cyrille Andrés work, you peer intently, you watch over, you roam about, you wait … they are often alone, sometimes in a group and even in a pack. But one always seems to examine one’s fears, desires and dreams. In the mute “conferences” the artist facilities between his protagonists, spectators are confronted by the disproportion of the similar, hesitating between distance and promiscuity, the conflict between which contributes to reconfiguring space. Swift was therefore correct in putting these words in Gulliver’s mouth: “Nothing is either big or small but by comparison.”

Bertrand Tillier
Professor of Contemporary Art History, University of Burgundy

Previous post En devenir
Next post Résidence d’été
image/svg+xml

Menu

Follow me

Réseaux sociaux